"Tu rêvais d’être libre et je te continue"Les enfants des féministes |
La belle époque du féminisme (le 8 mars 1988) |
Dans leur engagement pour la cause des femmes, parfois un peu débridé, elles ont laissé des plumes. Mais leurs poussins, les enfants des féministes, n’ont en ce 8 mars de fin de millénaire que des fleurs pour leur mère avec ce compliment : " Je suis fier(e) de maman ". Et chacun(e) reprend en direction de sa mère-veilleuse ce vers d’Eluard : " Tu rêvais d’être libre et je te continue". De la poignée de féministes qui portèrent il y a quinze ans le mouvement des femmes, il reste aujourd’hui sur la place publique peu de traces visibles : deux associations de femmes pour la démocratie ou pour la recherche-développement, cantonnées, comme l’ensemble du mouvement associatif, dans des quartiers réservés, voire des ghettos, à leur corps défendant, et ici ou là quelques clubs qui, chaque 8 mars, fête internationale des femmes, s’éveillent à quelque vague animation. Mais il reste aussi une descendance de chair et de convictions : les enfants des féministes. Pour toutes ces mères qui ont atteint aujourd’hui le midi de leur âge, la traversée du féminisme, dans un engagement collectif public ou dans un cheminement intime discret, vécut tout à la fois dans la passion et dans la douleur : passion d’engager leur société dans une dynamique qu’au moins l’élite et les instances officielles finirent par épouser ou par récupérer. Douleur d’y laisser des plumes, à tout le moins d’y écorcher des poussins. Car, si quelques-unes étaient célibataires par hasard, nécessité ou choix, la plupart étaient mères, certes de famille peu nombreuse —droit à l’avortement oblige— mais tout de même, il leur fallait être à la fois au moulin et au four. Le moulin à vents et tempêtes, pour ces Don Quichotte de la féminitude, c’était d’abord le Club Tahar Haddad et quelques domiciles où se concoctaient de belles aventures. Le four, c’était pour chacune de ces mères émancipées le foyer où attendaient mari, enfants et tant de corvées. Dans la culpabilité des mères assagies aujourd’hui, il reste parfois le remords de la négligence : " Où étais-je donc pendant l’enfance de mon petit ? Ne suis-je pas passée à côté des affres de son adolescence ? Et de cette part de moi que j’ai voulu lui léguer, n’en ai-je pas fait plutôt un marginal ? " " Tu rêvais d’être libre " A ce doute torturant, un des jeunes répond par ce beau vers d’Eluard : " Tu rêvais d’être libre et je te continue ". Ils ont vingt ans aujourd’hui, un peu plus, un peu moins et sont tous étudiants. Le message de leurs mères, garçons et filles l’ont reçu 5 sur 5. Certes, il y a parfois des trous dans leur information sur les acquis des Tunisiennes aujourd’hui, mais ils ont globalement et d’instinct une approche féministe des rapports inter individuels. Car comme Astérix, c’est tout petits qu’ils sont tombés "dedans", dans la marmite féministe, dans ce bain culturel où barbota leur enfance. " Je me souviens du Club Tahar Haddad comme d’une grande crèche ", car les femmes, qui avaient leur progéniture accrochée à leurs basques, l’y trainaient chaque samedi. Pour les gamins, c’était la fête : souvenirs de coloriages et de danses ainsi que de jeux de chenapans. Combien de fois, plutôt que dans la potion magique, n’ont-ils pas failli tomber dans le puits du club ? Ils en sont restés adolescents puis jeunes gens, tous plus ou moins camarades, liés —par delà la séparation des mères— par cette enfance originale et joyeuse. Aux débats animés, évidemment, ils ne comprenaient pas grand chose : " Je me souviens de grands éclats de rire, des verres de thé qui allaient et venaient ", dit celle-ci, et celui-ci pernicieusement ajoute : " Oui, mais elles se disputaient aussi et parfois il y en avait même qui pleuraient ". En fait, il dira " pleurnichaient " dans une séquelle de langage machiste. Tous reconnaissent qu’il y avait de la passion et de l’émotion dans l’air. " Une époque vivante, aujourd’hui tout est si terne et trise ". Puis, l’une soupire : " Comme je voudrais que cela recommence " tandis que l’un d’eux opine : " Les féministes sont une espèce en voie de disparition. Aujourd’hui, certaines femmes défendent les droits des femmes par opportunisme politique. Mais moi, je n’accorde aucune crédibilité aux discours de ces grosses dondons ". Une jeune fille ajoute : " J’aimerais retrouver cette époque maintenant, car alors, je pourrais avoir mon mot à dire ". Une marginalité assumée |
Les féministes tunisiennes exprimant leur solidarité avec les femmes algériennes |
Quel serait-il précisément, ce "mot à dire" ? Sur les droits acquis des femmes, il pourrait bien être incomplet. Mais si les jeunes n’ont pas un esprit d’archiviste, ils vont droit à l’essentiel. Le premier des acquis qu’ils citent, c’est "le droit au travail". Une jeune fille précise : " J’entends par là le droit à avoir une autonomie financière et l’exclusion sur quiconque d’intervenir dans ma vie professionnelle. Je ne permettrai à personne de m’empêcher de me forger une compétence, de l’enrichir, de la promouvoir ". Ensuite, mais en second lieu seulement " le droit d’épouser un partenaire de son choix, de s’en séparer par le divorce, l’interdiction de la polygamie ". Mais pourquoi en second lieu seulement, est-ce un droit mineur ? " Mais non, c’est qu’il s’agit d’un droit tellement ancien, tellement acquis, tellement passé dans nos mœurs qu’on n’y songe même plus. L’évoquer, c’est participer d’un mouvement d’arrière-garde ". Car nos jeunes gens parlent en termes équivalents de mari/épouse et de compagnon/compagne. Et un étudiant en médecine ajoute joliment : " Le droit qu’il reste à revendiquer, c’est le droit au concubinage ". Car cette jeunesse, qui n’a pas de tabous, parle librement de sexualité. Dans les termes, ils restent pudiques mais ils ont aussi l’élégance du naturel pour tout ce qui a trait au corps, au plaisir, à une intimité amoureuse qu’ils savent de leur âge, allant de soi et n’appartenant qu’à eux. Au passage, secondairement, ils raccrochent le droit à une maternité choisie et heureuse, avertis du contrôle des naissances et du sida et plus encore portant sur les fécondations non conventionnelles ou sur les présumées déviances sexuelles, un regard sain sans préjugé comme autant de "choix de vie qui ne regardent que les concernés". Cette jeune étudiante en droit, informée de toutes les dispositions juridiques par sa familiarité du mouvement féministe plus que par son professeur de droit, met en avant les droits politiques et civiques des femmes en se désolant qu’on soit si loin de la parité. Mais un jeune homme considère que le " combat est plus global. Il doit être un combat démocratique pour tous ". Paradoxalement, tous s’imaginent égaux devant l’héritage. A tout le moins, précise l’un d’eux " le père peut rétablir l’égalité entre ses enfants, indépendamment de leur sexe, par des donations ". Donations ou ventes, en réalité, ils n’ont cure pour l’instant du legs patrimonial. Des racines et des ailes Pour l’heure, c’est le legs maternel qui est en question. " Ma mère " déclare reconnaissante cette étudiante en Lettres " m’a donné des racines et puis elle m’a donné des ailes ". Ses racines, explique-t-elle avec ses mots, c’est une charpente constitutive prenant ses fondements dans son terroir et, "ses ailes" c’est son envol emancipateur. " C’est mon identité " continuera-t-elle, tout en reconnaissant pourtant sa différence des autres jeunes filles de la Faculté. Tous, du reste, se perçoivent marginaux. Ils le sont, de fait, dans leurs postures, l’aisance de leur convivialité, leur façon naturelle de vivre la mixité. C’est là, précisément, que surgit la ligne de partage entre ces enfants des féministes et leurs camarades de faculté. " Les autres filles sont constamment en position de séduction ou de réserve, aguicheuses ou timides tandis que les garçons sont dragueurs ou agressifs, conquérants ou vulgairement macho ". Sans doute, les rapports ne sont-ils pas si caricaturaux maispar delà une camaraderie de bon aloi, surgissent rapidement les sujets tabous, les zones interdites, le no man’s ou no woman’s land. La virginité, le mariage, la fondation d’une famille et la répartition des rôles dans le couple fondent la terra cognita où se scelle un réseau de connivences et d’appartenances dont sont exclus les enfants des féministes. Eux abordent déjà les rivages insoupçonnés ou discrédités de la sexualité " illicite ", du compagnonnage et du partenariat dans le couple, autant d’autres mœurs qu’ils ne sont pas prêts à négocier, fût-ce au risque de leur marginalisation et de leur solitude. Dans leur différence cependant, ils séduisent et attirent : " Je plais en tant que camarade et je deviens la confidente attitrée des garçons et des filles, mais en même temps je fais peur ", regrette dans un premier temps cette jeune fille qui conclut : " De toutes façons, je ne me vois pas autrement ". Ils vivent leur liberté pour ainsi dire librement, avec l’ombre d’une insolence. " Je ne suis pas une casserole dans une série ", provoque cette jeune fille, affichant sa différence tandis que son camarade d’enfance ironise : " Je déteste l’émancipation provinciale qui met partout des sens interdits ". Parfois, ils se font prosélytes, prêchant (dans le désert ?) pour un destin solidaire et partagé entre les deux sexes et s’attachant à marquer l’ignominie absurde de la domination masculine. " Je discute avec mes copains de leur agressivité ou de leur vulgarité avec les filles et il me semble parfois que, par un discours logique, je les ramène à la raison ". En outre, c’est en situation que le sens de l’égalité entre les sexes se construit et s’éprouve : aussi sortent-ils en groupes mixtes, en stages, en excursions, pour danser etc… " Au foyer ", ajoute ce jeune homme, " on s’entraîne aux tâches ménagères. De cette expérience, il restera bien quelque chose plus tard, dans la gestion conjugale des corvées. Sur l’avancée de la société, toutefois, ils n’ont pas de certitudes : ils s’accordent sur une définition d’une émancipation sociale en trompe-l’œil, tout à la fois évidente et fragile, comme en partie frelatée. Puis ils concluent : " Rien n’est jamais acquis à l’homme ni à la femme ". Des mères-veilleuses Mais alors, c’est qu’il ne fut pas très efficace ce mouvement féministe des années 80 ? Avait-il été trop en avance et comme en décalage par rapport à sa société ? Non, corrigent les enfants des féministes, il n’était pas en avance. " Nos mères traînaient leur société comme un boulet et un boulet, c’est lourd ". En tout état de cause, leur engagement n’a pas été négatif. Pour certaines n’aurait-il pas été ravageur ? Des ombres passent. Les enfants se souviennent des scènes de ménage. " Mon père ", relativise cette jeune fille " a toujours soutenu ma mère. En l’attendant, il faisait la popote, rangeait la maison, repassait le linge. Je connais même un père qui cousait les rideaux du salon et reparait l’ourlet défait de la jupe de sa femme. C’est un universitaire. Mais tous n’étaient pas au même niveau et certains n’étaient pas prêts ". Et ce jeune homme intervient : " Mon père en voulait à ma mère de sa libération. Il disait qu’elle fréquentait des p… Ils ont fini par divorcer. Je me souviens d’une époque où il était très malheureux quand ma mère ne rentrait pas, il mettait la chanson de Reggiani " Mon petit garçon, mon enfant, mon amour ". Je crois bien que parfois il pleurait et moi je pleurais avec lui… " Enfants de féministes, ils savent tous combien de couples ont dépéri de cette secousse et tous redoutent le divorce qui guette la revendication radicale. Et pourtant, soutient cette sage jeune fille : " Chaque fois que mon père et ma mère se querellaient, je me demandais pourquoi ils ne divorçaient pas. Aujourd’hui, cela ne me semble pas aussi évident. Dans mon couple, plus tard, je serai portée à la négociation, mais je ne serai pas la seule à devoir faire des concessions. Il n’y a pas de raison pour que cela soit moi qui me soumette ". " En fait, avoue-t-elle, " j’aime un garçon qui ne me semble pas tout à fait au même point que moi, c’est avec lui que je veux vivre, mais déjà, je suis inquiète du décalage ". Les enfants des féministes devraient se marier entre eux comme cousins et cousines. Etrangers dans leur société ? Non, mais à part dans une différence difficile avec ses tristesses mais pourtant revendiquée et assumée. Reprochent-ils à leurs mères de les avoir construits de rêves et de lumières ; posés en électrons libres autour des noyaux opaques de sociétés rétives au changement ? Et pourtant ils tournent dans une spirale ambivalente, affiliés à leur terre mais en passe d’être aspirés par d’autres galaxies. Ils se croient de chez eux mais on les dit d’ailleurs et leurs mères se reprochent ce tiraillement. Mais les enfants des féministes ne se posent pas les problèmes d’un âge révolu. Ils regardent de l’avant et s’aiment comme ils sont. Bien mieux, ils sont reconnaissants à leurs mères de les avoir faits différents, plus à l’aise dans l’avenir que dans le passé. Fermant leurs oreilles aux calomnies de la ville qui disaient ces femmes excitées, déplacées et même un peu folles, ils rétorquent qu’elles ont tiré leur société de l’avant dans un engagement informel auquel les instances officielles ont emboîté le pas. En définitive, en dépit de quelques égratignures et de quelques malentendus, en ce 8 mars de fin de millénaire, ils n’ont que des fleurs pour leurs mères avec pour chacun d’eux ce petit mot de compliment : " Je suis fier(e) de maman ". Nadia Omrane
Alia, 20 ans, étudiante en Lettres : Différente mais pas marginale : " Les garçons recherchent ma compagnie et parlent librement devant moi. L’autre jour, l’un deux critiquait en ma présence d’autres étudiantes, se moquant de leur maquillage, de leur mini-jupe, de leur allure libérée. Il ajoutait que sa femme, il la voulait vierge, et carrément fermée à tout. Moi, cela m’a fait mal car c’était donc ainsi qu’il me jugeait aussi, moi qui passais des heures à ses côtés, à écouter ses confidences et à lui faire confiance. Mais deux jours plus tard, il s’est excusé. Tu sais, m’a-t-il expliqué, ma mère est morte et je suis le cadet de cinq frères. J’ai vécu dans un milieu uniquement masculin et je ne vois la femme que comme eux l’ont toujours vue . J’ai trouvé sa réaction très positive ". Nidhal, 21 ans, élève ingénieur " La plupart de mes camarades d’école, pour ne pas dire toutes s’imaginent être libérées. Bien sûr, il y a des degrés et sur les bancs des amphis, en excursion, elles sont relativement à l’aise dans la mixité. En outre, elles ont le souci de leurs études, d’une carrière professionnelle etc.. Mais elles sont aussi constamment en position de séduction envers les étudiants riches qui ont des voitures ou même envers les professeurs. Elles ne rêvent que d’un riche mari qui les entretiendrait. Surtout elles ne conçoivent la sexualité que dans le mariage. Quelques-unes trichent et pour ainsi dire la monnayent. C’est leur corps en échange d’autre chose. Il est exceptionnel qu’une fille se comporte avec moi en véritable camarade, comme un garçon, sans trouble ni ambiguïté. Et pour le reste je peux toujours courir. Quoi d’étonnant dès lors que je me tourne vers les étrangères ! ". Riadh, 20 ans, en prépa scientifique " Il y a quinze ans, ce mouvement des femmes était à sa place. Il est toujours actuel. Mais il n’y a plus rien aujourd’hui : ce n’est pas la faute des femmes, mais c’est tout le mouvement associatif qui ne bouge plus. Mais je regrette cette époque. Il y avait une telle ambiance et après les débats nous faisions la fête. Maintenant, tout le monde est passif. On ne comprend pas pourquoi depuis quatre ou cinq ans, alors qu’il y avait tellement d’idées, tout cela s’est arrêté. Peut-être que c’est nous qui allons continuer le mouvement, dans la mixité. " Meriem, 24 ans, étudiante en Droit " Non, le mouvement féministe n’a jamais été trop revendicatif et le comportement des femmes ne m’a jamais choqué. Bien sûr, certaines autres femmes en face leur reprochaient de trops’investir dans la vie publique et d’oublier leur famille. Peut-être aussi la société n’était-elle pas préparée à ce que le travail et l’intervention publique deviennent si importants dans la vie des femmes. Il est vrai que certaines initiatives ont été un peu brusques, jugées extrémistes. Il est vrai aussi que des couples ont éclaté et que des enfants ont été parfois déstabilisés. Mais on fait trop endosser au féminisme la responsabilité d’échecs et de tristessses qu’il faut attribuer à d’autres causes. C’est vrai que trop de féminisme a rendu certaines femmes malheureuses, mais c’est parce qu’elles n’ont pas été comprises. Mais moi, au fond, cela ne me déplait pas. Moi-même j’aime provoquer et choquer. Et je ne crois pas qu’il y ait un âge pour être féministe et un âge où il faudrait cesser de l’être ". Walid, 21 ans, Faculté des Sciences " De ce mouvement, je me souviens du Club Tahar Haddad et de Tata Jalila. De temps à autre, nous autres les enfants, nous devions l’exaspérer par notre turbulence. Un jour, j’ai failli prendre une fessée parce qu’au milieu d’un débat animé j’ai intercepté le micro où j’ai dit quelques grossièretés. Les femmes venaient aussi chez nous et se réunissaient à 40 au salon tandis que mon père et moi nous étions consignés dans nos chambres ou retranchés à la cuisine. Pour l’occasion, ma mère achetait des gâteaux, des boissons et pendant le Ramadan, le soir, elle préparait de la bousa. Mon père se plaignait que nous-mêmes n’avions pas droit à autant de gentillesse. Le lendemain, la femme de ménage pestait contre le désordre et mon père l’encourageait à se dresser contre l’exploitation féministe. Moi-même, pour faire cesser le chahut, je surgissais au milieu de l’assemblée en polichinelle et je faisais le pitre ou bien je m’endormais dans les bras de maman qui continuait à s’exciter. Un jour que maman m’assignait une corvée, je me rebellais : et mes droits de l’enfant ? J’ai pris une belle fessée ce jour-là. Mais c’est quand même à ma mère que je dois d’être aujourd’hui un jeune frondeur, conscient de ses droits ". REALITE FEVRIER 1999
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